
Quelle est l'empreinte carbone de la pêche ?
Plutôt branché·e poisson ? Et vous vous dites que le bilan environnemental est nettement plus doux que celui de l’élevage destiné aux viandard·e·s ? Sur ce point, vous n’avez peut-être pas tout à fait tort. Ou peut-être que si ? Le hic, c’est que le bilan carbone de la pêche est souvent sous-estimé, surtout lorsqu’il est question de pêche industrielle. On estime généralement qu’un kilo de poisson pêché produit entre un et cinq kilos de carbone, contre 50 à 750 kg pour un kilo de viande rouge¹. Seulement, l’empreinte carbone de la pêche pourrait bien être bien plus importante que ne le laissent penser ces calculs optimistes. On vous explique pourquoi !
10 mars 2025 à 18:16
Lecture 8 mn
La « pompe à carbone » : késako ?
Vous n’êtes probablement pas sans savoir que l’océan joue un rôle fondamental dans la régulation du climat (en plus d’être, disons-le, particulièrement canon !). Sa particularité ? Son effet dit « pompe à carbone ». Ce terme - plutôt explicite - désigne en fait un mécanisme naturel qui permet d’absorber et de stocker une partie du CO₂ émis par les activités humaines, et d’ainsi limiter l’ampleur du réchauffement climatique. Ce phénomène repose sur deux processus complémentaires :
- La pompe physique : les eaux froides des profondeurs océaniques captent le CO₂ et l’entraînent vers le fond. Ce carbone reste stocké dans les océans pendant des centaines, voire des milliers d’années.
- La pompe biologique : le phytoplancton, ces microscopiques plantes marines, absorbe le CO₂ grâce à la photosynthèse. Une fois qu’il meurt, il coule et transporte ce carbone vers le fond de l’océan, où il peut être piégé sous forme de sédiments.
En bref, un véritable service climatique gratuit, qui séquestre chaque année près de 30 % du CO₂ émis par les humains²… à condition de ne pas trop dérégler cet équilibre fragile. Et c’est là que le bât blesse, puisqu’aujourd'hui, ce processus est menacé, notamment par les pratiques de pêche industrielle qui perturbent l’équilibre des écosystèmes marins.
L’une des principales menaces provient du chalutage de fond, une technique de pêche qui consiste à racler les fonds marins avec d’immenses filets lestés pour capturer poissons et crustacés. Ce procédé remue les sédiments marins et libère le carbone qui y était stocké, un peu comme si on soulevait la poussière d’un vieux tapis. Une partie de ce carbone retourne alors dans l’eau et risque de remonter dans l’atmosphère. Résultat : on met un coup de canif directement dans nos puits de carbone !
Le chalutage de fond n’est pas le seul coupable à pointer du doigt, puisque la surpêche joue également un rôle de taille. En réduisant les populations de poissons et d’organismes marins qui participent naturellement au cycle du carbone, elle perturbe la dynamique de stockage du CO₂. Moins de poissons = moins de matières organiques rejetées dans les profondeurs et, par conséquent, une capacité réduite à enfermer durablement le carbone sous l’eau.
Enfin, la dégradation des écosystèmes marins nuit largement à la prolifération du phytoplancton, qui est un acteur clé de la pompe biologique. Et, là encore, moins de phytoplancton = moins d’absorption du CO₂ ! CQFD.
Lorsqu’on parle d’empreinte carbone de la pêche, on parle de l’activité en elle-même, à savoir, la capture de poissons. Cependant, une fois les poissons prélevés, on oublie un peu vite les conséquences à long terme sur le stockage de CO2 lié à l’ensemble des activités humaines. Et là, ça peut vite faire tourner la tête ! Par ailleurs on comprend aussi pourquoi les études sur le bilan carbone de la pêche vont tous azimuts…
« À ce jour, aucune empreinte carbone globale de la pêche n’a été réalisée, ni en France ni ailleurs. Certaines études existent sur des aspects spécifiques (consommation de fioul, construction des navires), mais jamais sur l’ensemble du secteur³. »
The Shift Project
Pêche artisanale VS pêche industrielle : deux mondes, deux impacts
L’autre problème de taille, lorsqu’on parle du bilan carbone de la pêche, c’est qu’il existe deux types de pêche : la pêche dite « artisanale » et la pêche industrielle (comme pour la viande, finalement).
Quid de la pêche artisanale
La pêche artisanale, c’est le circuit court des océans. Généralement pratiquée sur de petits bateaux (moins de 12 mètres), elle mobilise peu de personnes, souvent des pêcheur·se·s indépendant·e·s ou en petites coopératives. Ici, pas de chaluts gigantesques ni d’usines flottantes : on utilise des techniques plus sélectives, comme la ligne, le filet maillant ou encore les casiers. L’idée ? Prendre ce dont on a besoin, en respectant les saisons et les quotas, pour préserver la ressource sur le long terme.
Autre particularité : le lien avec le territoire. La pêche artisanale fournit directement les marchés locaux et les restaurants, limitant ainsi l’empreinte carbone liée au transport des produits de la mer. En prime, elle génère des emplois locaux et perpétue des savoir-faire souvent transmis de génération en génération.
Côté environnemental, cette pêche est beaucoup moins invasive. Elle limite les prises accessoires (les poissons non ciblés rejetés en mer), évite de racler les fonds marins et contribue à préserver la biodiversité. En bref, elle s’inscrit dans une démarche plus durable et respectueuse de l’écosystème marin.
Le comble ? La pêche artisanale produit autant de captures pour la consommation humaine que la pêche industrielle en utilisant un huitième du carburant brûlé par la grande pêche⁵.
Focus sur la pêche industrielle
À l’opposé, la pêche industrielle fonctionne comme une véritable industrie de masse. Ici, l’objectif est d’optimiser les rendements en capturant un maximum de poissons en un minimum de temps. Pour cela, elle s’appuie sur de gigantesques navires-usines capables de rester en mer plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et d’exploiter des zones éloignées de leur port d’attache Par ailleurs, les techniques mobilisées sont nettement plus agressives :
- Le chalutage de fond, qui racle les fonds marins et capture tout sur son passage, y compris des espèces non ciblées ;
- La senne tournante, un immense filet qui encercle des bancs entiers de poissons ;
- Les filets dérivants, parfois longs de plusieurs kilomètres, qui attrapent une grande variété d’espèces, souvent sans distinction.
Cette pêche de masse entraîne son (gros) lot de problèmes environnementaux : surpêche, destruction des habitats marins, capture d’espèces menacées et rejet en mer de tonnes de poissons non commercialisables. Sans compter le fait que la concentration de la production dans les mains de quelques multinationales met en péril les petits pêcheurs locaux, qui peinent à rivaliser avec ces géants des mers. Que du beau, quoi !
D’ailleurs, le chalutage de fond mis en place par les industriels arrive en tête du classement des techniques les plus dommageables pour l’environnement. D’après une étude de Bloom, les chalutiers de fond seraient responsables de 57 % des émissions totales de CO₂ des flottilles étudiées. Selon un rapport de l’ONG Oceana, la pêche au chalut est en effet « la méthode de pêche la plus consommatrice de carburant en Europe ». Elle serait responsable de l’émission de 340 millions de tonnes de CO₂ chaque année, soit presque « 1 % des émissions mondiales »⁶.
Pêche industrielle ou pêche artisanale : deux poids, deux mesures
Vous l’aurez compris, la pêche artisanale et la pêche industrielle évoluent dans des univers bien différents. D'un côté, la pêche artisanale - pratiquée sur de petits bateaux locaux - privilégie des techniques sélectives qui respectent les saisons et les quotas, ainsi que la durabilité des ressources marines et l'emploi local. De l'autre, la pêche industrielle, avec ses navires-usines et ses méthodes de capture massive, vise la rentabilité à grande échelle, au détriment de l'environnement, en provoquant une surpêche et des dommages considérables aux habitats marins.
Empreinte carbone de la pêche : les chiffres
Maintenant que nous avons fait le point sur ce qu’est une pompe à carbone et sur les différentes techniques de pêche, passons un peu aux chiffres qui nous intéressent…
D’après une étude sur les émissions de gaz à effet de serre liées à la pêche, un kilo de poisson pêché génère entre 1 et 5 kilos de CO₂. C’est bien moins que la viande rouge, qui peut en produire de 50 à 750 kilos par kilo de viande⁷ ! Seulement, attention, vous le savez désormais : toutes les pêches ne se valent pas.
La technique utilisée fait toute la différence. Par exemple, la pêche de poissons plats comme la sole, qui nécessite des chaluts lourds raclant le fond marin, émet bien plus de CO₂ que celle du hareng, bien plus légère sur l’environnement. Les chiffres évoqués peuvent donc passer du simple, au double, au triple, au…
L’autre problème, c’est que ce calcul ne tient compte QUE des poissons pêchés pour être consommés. Or, maintenant que vous avez compris le principe de la pompe à carbone (et celui du chalutage de fond), il y a un phénomène qui devrait vous mettre la puce à l’oreille…
Lorsqu’un poisson meurt de sa belle mort (naturellement), il coule doucement dans les profondeurs et zou, la majeure partie du carbone qu’il contient est alors séquestrée dans l’océan. Le souci, c’est qu’avec la pêche industrielle, où tout est attrapé de façon indifférenciée : de nombreux poissons morts et inutilisés (et même des dauphins) sont rejetés dans l’eau, où ils flottent et se décomposent tranquillement à la surface avant de couler. Le CO₂ émis par leur décomposition est alors rejeté dans l’atmosphère et participe au réchauffement climatique.
Le carbone sort de l’eau : c’est de l’ordre de 125 g de carbone pour 1 kg de poissons. « Les 125 grammes de carbone deviennent alors 460 g de CO₂, le ratio entre CO₂ et carbone étant de 3,6 », précise David Mouillot, chercheur au Centre pour la biodiversité marine. Seule la mort naturelle permet au carbone d’être piégé au fond de l’océan et d’y être stocké pour des siècles, car le poisson coule.
Autrement dit, pour calculer l’empreinte carbone réelle de la pêche, il faudrait pouvoir tenir compte des poissons effectivement capturés, ainsi que ceux qui ont été rejetés. De manière générale, de nombreux facteurs entrent en compte :
- Le type de technique de pêche utilisée (chalutage de fond, pêche artisanale à la ligne, etc.) ;
- La taille des bateaux et leur motorisation (chalutiers industriels, grands navires-usines, petits bateaux de pêche côtière, etc.) ;
- La distance parcourue (pêche hauturière, pêche côtière) ;
- La gestion des captures et des déchets (avec le rejet des prises accessoires) ;
- La chaîne logistique et le transport des produits de la mer (transport du poisson, surgélation et réfrigération) ;
- La surpêche et la pression sur les stocks, qui oblige les navires à parcourir plus de kilomètres ;
- L'impact sur les écosystèmes marins (destruction des habitats marins et surexploitation des espèces).
Si certains chiffres annoncent des émissions de la pêche de l’ordre de 179 millions de tonnes équivalent CO₂, elles pourraient en réalité être nettement supérieures si l’on tient compte de l’ensemble des facteurs.
Manger du poisson et limiter son impact carbone : c’est possible ?
Ce n’est désormais plus un mystère pour vous : plus la pêche est industrielle, lointaine et énergivore, plus son impact carbone est élevé. À l’inverse, des pratiques plus durables, comme la pêche côtière artisanale, l'utilisation de bateaux plus économes en carburant et une meilleure gestion des captures, permettent de réduire ces émissions. Autrement-dit, si vous souhaitez continuer à consommer du poisson tout en réduisant votre empreinte carbone, quelques gestes simples peuvent faire la différence.
- Privilégier la pêche locale et artisanale : un poisson pêché près de chez vous aura toujours un impact carbone plus faible qu’un produit importé de l’autre bout du monde. Mieux vaut choisir un poisson issu des côtes françaises plutôt qu’un cabillaud venu de Norvège.
- Réduire la consommation de poissons carnivores : le saumon, le thon ou le cabillaud, situés en haut de la chaîne alimentaire, nécessitent beaucoup de ressources pour leur croissance. À la place, privilégier des espèces locales et plus durables comme la sardine, le maquereau ou les coquillages (moules, huîtres), qui ont un impact environnemental plus faible.
- Consommer des poissons de saison : comme pour les fruits et légumes, certains poissons sont plus abondants à certaines périodes de l’année. Respecter leur saisonnalité permet d’éviter la surpêche et de limiter les importations coûteuses en énergie.
- Éviter le poisson d’élevage intensif : le poisson d’élevage, notamment le saumon, est souvent nourri avec d’autres poissons capturés en masse pour produire de la farine et de l’huile. Cette pratique alourdit l’impact écologique et menace les écosystèmes marins. Mieux vaut se tourner vers des élevages durables et labellisés. Cependant, tous les poissons d’élevage ne se valent pas !
Grosso modo, limiter son empreinte carbone en consommant du poisson, c’est avant tout faire des choix éclairés : favoriser les circuits courts, les espèces locales et les méthodes de pêche responsables. Sachez d’ailleurs que pour vous aider à y voir plus clair WWF a mis en place son « Consoguide » des produits de la mer. Vous pouvez ainsi vous repérer dans l’océan des possibilités grâce au système de couleurs tout simple :
- Vert pour les poissons à privilégier ;
- Jaune pour ceux à consommer avec modération ;
- Rouge pour ceux à éviter.
Ce classement repose sur plusieurs critères : l’impact des techniques de pêche sur les océans, l’état des stocks et l’efficacité des mesures de gestion en place. Bref, un vrai guide pour consommer du poisson de façon plus responsable !
À lire aussi : 🐟 Le consoguide poisson de WWF
Enfin, pourquoi ne pas essayer, de temps en temps, des alternatives végétales aux produits de la mer ?
¹https://www.msc.org/be/fr-be/p%C3%AAche-et-changement-climatique
²https://www.insu.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/locean-puits-de-carbone-lavenir-incertain
³https://theshiftproject.org/article/lancement-the-shift-project-partenaire-technique-de-bloom-pour-evaluer-lempreinte-carbone-de-la-peche/
⁴https://bloomassociation.org/je-m-informe/le-secteur-de-la-peche-en-france/la-peche-artisanale/
⁵https://bloomassociation.org/rapport-inedit-transition-peches/
⁶https://www.novethic.fr/actualite/infographies/infographies/isr-rse/chalut-de-fond-tout-comprendre-a-cette-methode-de-peche-qui-menace-les-oceans-et-le-climat-en-une-infographie-152080.html
⁷https://www.msc.org/be/fr-be/p%C3%AAche-et-changement-climatique
⁸https://www.goodplanet.info/2020/11/05/peche-les-emissions-de-co2-des-captures-evaluees-pour-la-premiere-fois/